André LEMAIRE raconte son évasion par l'Espagne, en février 1943

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A. LEMAIRETOTANA

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SAMEDI 6 MARS. Ariscun près d'Elizondo.


« Le car n'a pas fait 50 mètres que deux gardes civils l'arrêtent, montent, nous en expulsent et nous emmènent pour vérification des identités. Naïfs que nous étions ! Ils nous assignent à résidence dans une auberge du village et nous interdisent d'en sortir sauf pour aller à la messe. Vus de notre terrasse qui domine la place, nos compagnons basques semblent plus libres; quoique ... comme nous, mais plus tard, dans la journée, ils seront arrêtés et placés sous surveillance.


Le lendemain dimanche nous nous retrouvons tous à la messe, les hommes à gauche, les femmes à droite ou peut-être bien l'inverse. Je ne comprends rien au sermon dit en espagnol, mais perdu comme je le suis dans mes pensées, l'aurai-je compris même en français ? Le passé m'a rattrapé, l'avenir devenu plus incertain ne m'a pas lâché. »

LUNDI 8 MARS.


Tous les huit nous sommes conduits sous bonne escorte à Pampelune, où les gardes civils nous remettent au commissariat de la frontière. Et commence une longue, trop longue journée. Les interrogatoires succèdent aux contre-interrogatoires et n'en finissent plus; nous devons répondre, mais le silence est la règle systématique lorsque nous posons une question : nulle réponse, nulle approche, des regards fermés, austères, mauvais.


Après en avoir discuté avec Delepierre, je tente notre chance et sort de mon portefeuille la photo de mon grand-père, en grand uniforme de capitaine de vaisseau des années 1910, avec sabre, décorations pendantes et bicorne; ça en jette ... et ça marche ! Des figures s'éclairent pendant que l'"Abuelo" passe de mains en mains et finalement m'est rendu par un garde, qui me tapote l'épaule et me dit d'un air entendu "hôtel ce soir, tous". Sainte Innocence que ne ferait-on en ton nom …


Les heures se traînent misérablement lorsque tard déjà dans la soirée, en rang par deux, et solidement encadrés par des gardes, nous nous mettons en marche vers l'hôtel. Nous traversons des rues, des places, sans rencontrer ni intérêt, ni grand monde, si ce n'est quelques chats éclairés par de rares réverbères : mais les chats s'intéressent-ils encore à quelque chose ? Et voilà que de l'autre côté d'une place, s'annonce la silhouette sombre d'un grand bâtiment : c'est l'hôtel, sûrement un grand hôtel, synonyme enfin d'un grand lit et d'un repas du soir devenu- urgent, car celui du matin est demeuré au royaume des chimères.       

                             i

La porte en est sombre, majestueuse, omniprésente, pratiquement on ne voit qu'elle, puis on voit deux guérites, puis deux silhouettes surmontées d'un chapeau de cuir bouilli noir, et flanquées d'un fusil à baïonnette. Tiens, il doit y avoir des autorités !


Nous y voici et, horreur, au-dessus de l'énorme portail, sortant maintenant de l'ombre, il y a ces lettres qui soudain sonnent le tocsin : "Prision Provincial de Pamplona"


On s'engouffre, un bruit sourd de verrous derrière nous, un couloir, une autre grille, une porte de cellule qui s'ouvre, huit couvertures, un sol nu et cimenté, une porte qui se ferme, une lumière qui s'éteint.


Nous venons de franchir le premier cercle de l'univers concentrationnaire espagnol. »

(…) « "J'atterris dans la cellule 51; je suis le douzième dans une cellule visiblement construite et aménagée pour un seul prisonnier. Accroché très bas au mur de droite, il y a un bas flanc relevable; plus loin, encastrée dans une caisse en bois, la tinette, simple demi-tonneau dont le contenu est masqué par un couvercle en bois qui se referme sur la caisse.

Nous sommes trop nombreux pour utiliser le bas flanc qui la nuit reste accroché à son piton dans le mur; seul le plus ancien a le privilège de se coucher en chien de fusil sur la tinette après y avoir étendu la seule paillasse de la cellule; pour l'heure c'est un diamantaire hollandais. Les autres, lorsque est venue l'extinction des feux, s'allongent en rang serré à même le ciment et en occupent toute la surface. Pour chacun, une vieille couverture. On est prié de ne pas aller faire pipi.


J'oubliais: sur la tinette, il y a dans la journée une cuvette en fer blanc émail lé. Au matin, une bassine d'eau est apportée dans la cellule et chacun à notre tour en transférons un peu dans la cuvette pour nous laver. Circuit habituel : bassine, cuvette, tinette, corvée de nettoyage. Dans chaque cellule, pour boire, deux gargoulettes d'eau potable non renouvelée : l'eau est rare dans les prisons espagnoles, les lavoirs tout autant et c'est grande pitié que de voir nos loques.


Assis ou debout, le dos appuyé au mur, dans la journée on tue le temps. Heureusement, il y a le patio, tous les jours, ou presque ... quand il ne pleut pas; on s'y rend en colonne, passant pour y accéder par un portillon de chaque côté duquel il y a en général un gardien : ceux d'entre nous qui ont gardé leur béret basque doivent l'ôter pour saluer. J'ai un jour oublié de le faire et ramassé une énorme gifle, non pas du gardien ... mais de l'aumônier qui ce jour-là l'accompagnait …


Car nous avons un aumônier, spécialement affecté à la prison, qui chaque dimanche à la messe, obligatoire pour tous et dite sur le kiosque central, nous vouait avec vindicte dans son prêche aux flammes éternelles d'un enfer encore trop tiède pour nous. Une seule fois, un prêtre parlant français, missionnaire probable, est venu prêcher l'Amour : une de ses phrases résonne encore dans mon coeur, une de celles qui ne s'oublient pas, phrase admirable, douce à nos oreilles écorchées :


"Enfants bien aimés quelque part" dit-il. Subitement, c'était du miel qui coulait, de la tendresse, des souvenirs »

  « Nous crevons tous de faim. Au guide international du grand tourisme, les prisons espagnoles valent un zéro pointé; la soupe y est pourtant servie dans les cellules. Le menu gastronomique débute à l'appel du matin par une louche d'ersatz de café, versé dans les gamelles que chacun d'entre nous tendons à tour de rôle, ou bien par une louche d'eau chaude graisseuse dans laquelle se devinent quelques grains de riz. La prestation est nette de toute garniture.


A midi, deux louches de quelque chose d'innommable, baptisé "soupe", servi à partir de marmites montées sur chariot que traînent des droits communs espagnols le long des couloirs; c'est encore de l'eau chaude où surnagent des flaques d'huile rougeâtre dans laquelle nagent parmi les charançons quelques légumes non épluchés, le plus souvent bouts de choux, de carottes, les bons jours de pommes de terre et d'un peu de riz ou de fèves. Au hasard d'une louche mieux servie, on a parfois la chance de découvrir un dé à coudre de viande, plus exactement de fibres.


Le soir, même régime, mais cette fois, oh ! merveille des merveilles, accompagné d'un .petit pain de 100 grammes environ, un petit pain qu'on attend toute la journée, dont on rêve, qu'on caresse lorsqu'il arrive, qu'on avale d'un coup ou bien qu'on met de côté pour le dévorer ou le mâcher consciencieusement, quand on ne peut plus s'en, empêcher, c'est selon.

Mais à ce régime, on décolle vite, très vite, trop vite.


Pour survivre, on vend peu à peu tout ce qu'on a; un marché noir se met en place, bien sûr, dont nous sommes les acheteurs, les prisonniers espagnols les vendeurs. Contre un stylo, on peut obtenir des figues sèches ou de la pâte de fruits, une chemise vaut un peu moins, un chandail beaucoup plus. Le vendeur que nous sommes a hélas ! vite épuisé son magasin; dès lors la faim le tenaille sans cesse, jours et nuits. »

« Heureusement s'offrent des dérivatifs sous forme de distractions, en particulier la chasse aux punaises et l'épouillage quotidien. La vermine est partout, dans les couvertures, sur les murs et les plafonds, dans les plis des vêtements, elle envahit tout, elle devient vite une hantise : piqûres, maladies de peau, plaies infectées, tout se développe. Quant aux soins…



Dans une telle ambiance, nous passons vite de l'espoir au désespoir, de la fureur à la passivité; les Espagnols y veillent et font de la désinformation systématique. Les bobards les plus invraisemblables courent les cellules et les patios, les colis de la Croix-Rouge n'en finissent pas d'être soit disant acheminés mais n 'arrivent jamais, la nourriture va être améliorée, les vêtements remplacés et surtout, surtout, nous allons tous être libérés le lendemain ...


"Todos manâna libertad". Le capitaine "Libertad", prisonnier espagnol ainsi surnommé, parce que c'est lui qui tous les jours, dans tous les patios, fait très officiellement l'appel des "libérés", s'en donne à coeur joie : les listes sont exactes et les noms appelés disparaissent effectivement de Pampelune mais dans un ordre erratique, propre à casser le plus résistant des morals; les jeunes s'en vont les premiers, suivis le lendemain par ceux de 45 jours, puis brusquement ceux de 10, puis retour aux anciens, individuellement, par cellule: impossible de s'y retrouver, de faire un pronostic quel qu'il soit. On change même des prisonniers de cellule en leur disant que c'est pour le grand départ du lendemain; ils y resteront des semaines entières »

Dimanche 18 avril - fête des Rameaux.


« Cette nuit, j'ai bien dormi. Réveillé une seule fois. Je m'habitue au ciment.

- 9 h 40. Retour de la messe. Ça a été merveilleux. Pendant la messe, brusquement, un carillon de cloches, venu de quelque église, s'est mis à résonner. Immédiatement tout s'est tu, les toux se sont apaisées et tous les visages, un sourire errant sur les lèvres, écoutent religieusement les cloches en liberté.


2 heures.   Ce matin,  départ d'une trentaine au patio.  Dernier bobard,  ce sont les nouveaux qui partent au camp de Miranda. Nous, les "anciens", on reste pour aller à l'hôtel. Autre bobard,   un petit pain pour midi ;  on n'a rien  vu.  Pendant le patio,   un groupe de prisonniers espagnols qui mangent des oranges nous jettent les pelures. Je prends ou je ne prends pas ? J'ai pris. C'est bon …


-  6 heures. A 1 heure et demie, "Libertad" arrive et baragouine de nous préparer pour sortir. Nous croyons tous que c'est la liberté; Girard me saute au cou et m'embrasse sur la joue. Fausse émotion, nous sommes tous transférés à la salle 6. Première impression désastreuse de chambardement général et cependant plus claire et plus spacieuse (nous y sommes 40). "


Mercredi 21 avril


« Les souvenirs remontent mais ce sont des souvenirs calmes et souriants. Je murmure parfois la chanson de Solveig, la chanson de maman. J'écris aussi des poèmes, que je m'oblige à composer, pour conserver un minimum d'activité intellectuelle. (…) Les moments d'abattement sont terribles, il y a des instants où l'on a envie de se précipiter sur la porte pour s'y cogner ou casser quelque chose. »

Pamplona

« Les Evadés de France à travers l'Espagne », par Marcel Vivé, Edition des Ecrivains.

« Pyrénées, l'échappée vers la Liberté », par S. Barrère

Editions du Cairn

« Ma dernière Vie », par F. LEON GUITTAT.

(autoédité). Le récit, par sa fille, d'un Evadé de France, engagé dans la 1re Armée française, 1943/1945.

« Aux frontières de la liberté », par Robert BELOT

(Fayard)

« Là-bas, loin de lui

Est une maison

En toutes saisons

Un soleil y luit


Un soleil y luit

La cœur d'une mère

Un cœur qui se serre

En pensant à lui


Un cœur qui s'ennuie

Vole à tire d'ailes

Et là-bas loin d'elle

Un cœur bat aussi. »

« Dans l'insondable ennui des horizons lointains

Vogue mon rêve

Comme un bateau qui fuit dans des temps incertains

Roulant sans trêve


Blême à son bord mourant bientôt

C'est l'ambition

Abandonnée sur un bateau

En perdition. »