André LEMAIRE raconte son évasion par l'Espagne, en février 1943

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A. LEMAIRELes prisons espagnoles

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Insigne de l'association des Evadés de France

22 mars 2008

André LEMAIRE, étudiant à Paris, trouve sa filière dans les milieux universitaires; seule la première étape lui a été indiquée. Sa mère est veuve et déjà, en mai 1940, il lui a infligé quelques émotions. Comme pour tous les jeunes de son âge il va devoir affronter la séparation.


"Maintenant son troisième fils va s'en aller. Je pense qu'elle va l'accepter avec résignation, comme elle n'a pu qu'accepter en 40 mon premier départ, forcé celui-là; je revois encore la scène. C'était le 21 mai 1940 : arrivant à hauteur de la maison et défilant sur la route, devant le porche où je suis caché, une première colonne blindée allemande avance dans un vacarme de chenilles, ponctué lors de brefs arrêts, par des ordres gutturaux, que vrillent de courtes rafales; elle est en train de boucler les dernières centaines de mètres qui la séparent du bord de mer.  L'Armée du Nord est prisonnière.  La nuit passe, les obus aussi;    on s'habitue vite. Le combat se déplace et. fait un vacarme d'orage dans le sud.


Le lendemain matin, la porte cochère est ébranlée par des coups de crosse et une patrouille allemande fait irruption dans la maison : je suis au premier étage, veillant mon père, alité et mourant, lorsque deux soldats rentrent dans la chambre et m'entraînent de force : j'ai 15 ans. Embarqué dans un camion, je me retrouve sur la place de la mairie, intégré à une colonne de prisonniers mêlés de civils qui s'ébranle et dans sa marche repasse devant la maison. Affolée, ma tante qui a été récupérer un interprète, tente de s'interposer, puis y renonce et... part avec moi; quinze kilomètres plus loin, la colonne nous abandonne et une ferme nous recueille tous deux.


Deux semaines plus tard, retour à la maison, avec accord de la la Kommandantur, nouvellement installée. Mon père est déjà dans le coma et mourra le 27 juillet à midi. Maman et moi, nous nous retrouverons en pleurs, devant une omelette froide dans la cuisine.


Deux ans et demi après cette première épreuve, me voici donc à l'aube de lui en infliger une seconde. Elle va l'accepter et même m'y encourager. Pendant les quelques jours qui nous séparent encore de mon départ, elle va le préparer avec moi, m'entourant de sa tendresse, réunissant les photos de famille que j'emporterai avec moi, les quelques souvenirs qui me relieront à mon passé, lorsque dans les prisons d'Espagne les heures difficiles seront venues: le stylo de ma première communion, la bourse d'argent de mon père, son portefeuille, une paire de chaussures solidement ressemelées. Avec eux, j'emporterai le souvenir des jours heureux, de l'eau de la Somme dont le reflet miroite sur les plafonds, de nos soirées dans le salon, de la chanson de Solveig qu'elle fredonne souvent, en s'accompagnant au piano, des messes de 7 heures et demi, et surtout, surtout de son sourire tendre mais déchirant, lorsqu'au bas de l'escalier de l'hôtel, où elle m'a accompagné à Paris le jour de mon départ, nous nous disons adieu. "

Il quitte Paris ie 27 février 1943 et après un arrêt à Dax, où la seconde partie de sa filière d'évasion lui a été dévoilée, met le cap sur le monastère de Belloc où l'attend le Père Bernardin, religieux de ce monastère, chargé de faire passer la frontière aux groupes qu'on lui adressait alors :


Lundi 1er mars


« Au petit matin, nous voici dans le train de Urt, brinquebalant dans de vieux wagons à banquettes en bois, entourés de visages inconnus mais souriants, de paniers, de costumes sombres. Nous sourions aussi; pas pour longtemps : la gare à peine quittée, le train stoppe en rase campagne et deux patrouilles allemandes y grimpent, l'une dans le premier wagon, l'autre dans le dernier. Delepierre et moi, nous nous regardons, on nous regarde aussi et pour nous, le wagon tout entier semble brusquement sortir du néant, en pleine réalité. Il nous paraît éclatant que nous avons été identifiés pour ce que nous sommes, et tout aussi éclatant qu'on va nous aider : effectivement, nous sommes tenus en permanence au courant de la progression des Allemands, qui passant de wagon en wagon, gagnent le centre en vérifiant les identités. Bientôt notre tour, mais est-ce la chance pure ou est-ce le doigt de Dieu qui nous a fait monter en milieu de train, ce qui fait qu'arrivé à Urt, notre wagon n'a pas encore été contrôlé : nous sautons à contre voie, le coeur battant, et rien ne se passe; un buisson nous abrite et le train repart emportant avec lui ses sourires et ses peurs. »

Durant la seconde guerre mondiale,
et du fait de sa situation géographique,
Hasparren a été un lieu important de passage clandestin vers l'Espagne.


Depuis 1995, une pierre de belle taille, remarquable par sa rusticité, se dresse, majestueuse, au carrefour de deux chemins qui, du quartier Celhay, mènent vers l'Espagne.
Elle porte la simple inscription :
"A la mémoire des passeurs déportés et évadés de France".

Source:

Ville -hasparren.fr

Stèle à Hasparren

Pris en charge par le Prieur du couvent de Belloc, André est arrivé à Hasparren où il va passer la nuit dans une boulangerie :


« La boulangerie Bidart ouvre sur la place du village : c'est là que Monsieur Armand Bidart, le boulanger, nous accueille, nous héberge et nous restaure. Nous disons donc adieu au Père Grégoire; c'est un "adieu" véritable, mais ni lui, ni nous, ne le savons : il sera plus tard arrêté avec le Père abbé et déporté à Buchenwald, puis à Dachau où tous deux mourront.


A six heures du soir, subite alerte : une section de S. S. arrive à Hasparren et perquisitionne, visiblement ils cherchent quelque chose. Bidart nous précipite littéralement dans son four encore tiède et en ferme la porte; nous entendons de rauques conversations et des bruits de bottes scandant des portes qui claquent. Puis plus rien. Il est 9 heures du soir, la porte s'ouvre et tel Lazare, mais encore tremblants, nous sortons du cercueil. J'ai eu chaud...

Un bon dîner et un bon lit nous attendent. »

Mercredi 3 mars


« Derrière la boulangerie, il y a un petit jardin : nous en franchissons la barrière vers les 15 heures et très vite, nous revoici en pleine nature. Bidart nous accompagne et a refusé toute rétribution; sa femme, en nous embrassant, presqu'en pleurant, nous a souhaité bonne route et, mère de famille accomplie, a complété nos provisions : un saucisson, une omelette froide, des oeufs durs, du jambon sont venus gonfler la musette; précieuse musette ! Il pleuviotte, les lointains sont un peu masqués par la brume mais le froid n'est guère important et de toute façon, l'allure de la marche ne lui laisse pas le temps de mordre. Les barrières défilent, les vaches aussi. Le terrain insensiblement monte et voici qu'au débouché d'un vallon, dans le chemin creux qui le borde, surgit une silhouette noire,petite, trapue, immobile et appuyée au talus. C'est notre guide.


Jean-Baptiste Telletchea, dit "le manchot" - il a perdu un bras en 14-18 - fait partie de la filière de Belloc; il nous accueille avec un grand sourire et nous offre tout de suite quelques gorgées de sa gourde, cette gourde basque, qui vous envoie dans le fond de la gorge de petites giclées de vin du pays presque pétillant, tant il fait du bien ... lorsqu'on ne le ramasse pas en pleine figure. Pendant que nous buvons, il nous observe ou plutôt, il nous jauge; nous serons les deux seuls à ne pas être du pays et par voie de conséquence, probablement les deux seuls à ne pas être rompus à la montagne.

Six basques arrivent effectivement peu après et la colonne se met en marche; Bidart lui, s'en retourne à Hasparren.


La marche se fait difficile et la nuit tombe; des pentes abruptes, dénudées, succèdent à quelques vallons boisés, on passe des routes, des sentiers en les sautant un à un. Puis on ne saute plus rien du tout, on est en montagne;


Placés à mi-colonne, ne pensant à rien, attentifs à la fatigue qui monte et à l'emplacement très exact où le prédécesseur à mis le pied, ou le successeur devra mettre le sien, Delepierre et moi ne parlons plus; on nous l'a d'ailleurs depuis longtemps interdit et le silence efface notre passage. Alors vient le franchissement de la Nive : il se fait individuellement dans une sorte de benne suspendue à un câble, qui relie les deux rives et qu'un treuil manoeuvre de chaque bord en grinçant abominablement. Oubliée, la peur ressurgit. La Nive franchie, la colonne est en train de remonter vers les sommets lorsqu'à nouveau le silence est écorché, assez loin sur la droite, par des aboiements de chiens et soudain, par des coups de fusil dont chacun s'amplifie et se confond avec les battements de mon coeur. Puis plus rien; la colonne repart, la marche devient dure, nous longeons le flanc d'un massif montagneux et vers les une heure du matin, dans un grand pré en pente douce, nous arrivons à une ferme : c'est celle de notre prochain guide. La paille d'une grange nous accueille et le sommeil, à son tour, efface tout. »



Jeudi 4 mars


« Jean-Baptiste Telletchea nous quitte à la fin de la matinée; il a été convenu la veille que le fermier se chargerait de nous conduire à la frontière.


Nous quittons effectivement la ferme en début d'après-midi, guide en tête, étrange figure de proue, qui porte veston et grand parapluie noir. On gravit des pentes, on escalade des rochers, on évite tout sentier. La marche demeure silencieuse. Il pleut à verse, une pluie mêlée de neige ou plutôt de glace; une cabane de berger nous abrite quelques instants, le temps de reprendre haleine et la montée reprend vers la ligne des crêtes. "


Notre guide et son parapluie demeurent visiblement soucieux, l'un parce que dans la matinée, à la ferme, deux alertes nous on fait plonger en catastrophe sous le foin de la grange, l'autre tout simplement parce qu'on ne l'a pas ouvert ... Un jeune berger est venu nous rejoindre et alternativement avec le guide, ils partent en éclairage, puis reviennent; chaque fois la colonne fait une pose. Une seule fois, quelques silhouettes allemandes, tranquilles et l'arme à la bretelle brusquement surgies d'un petit col en contrebas, nous jettent à plat ventre; mais elles redescendent et disparaissent. On repart, le temps se lève. Vers 20 heures, nous sommes sur la ligne des crêtes et quelques minutes plus tard, sur une sorte de plateau, notre fermier guide brandit subitement son parapluie et le tenant comme un paratonnerre, annonce "On est en Espagne".

Huit hourras lui répondent, la joie nous inonde, les gourdes passent de main en main et 50 ans après, j'ai toujours dans les yeux l'image de notre petit groupe, très exactement cadré dans le paysage d'alors, j'entends nos éclats de joie. Salut terre d'Espagne, Salut terre de la Liberté. A nous l'avenir. On a gagné !

Le fermier nous quitte après avoir indiqué à Etechegarray, l'un des basques de la colonne, l'itinéraire que nous devons suivre en Espagne. Montagnard expérimenté, notre compagnon connaît cependant mal la région, la nuit est noire maintenant et nous nous égarons en descendant le versant espagnol. Après avoir longtemps marché dans l'obscurité, nous atteignons enfin une ferme espagnole où l'on veut bien nous héberger.

Il est à nouveau minuit et à nouveau nous tombons dans le foin. »

PARIS - 30 janvier 1943


"Il est temps de partir" avait dit Le Prévost "Z" de notre classe, au Lycée Saint-Louis, où je prépare l'Ecole Navale.

C'était vrai. Les menaces se précisent, la France est en totalité sous domination allemande, l'avenir est obscur : il est temps de passer de l'autre côté pour aller se battre. Premier maillon de la chaîne d'évasion François Meyer de Beze, contacté en catimini, presque à la sauvette devant l'entrée de Louis Le Grand, nous donne la première étape : train pour Dax, au départ de Paris-Austerlitz, le samedi 27 février dans la soirée. Je quitte la France avec André Delepierre, Le Prévost restant à Paris, Meyer passant les Pyrénées quelques jours après nous; il nous contactera dans le train.

Notre Dame de Belloc

Couvent Notre Dame de Belloc

Source: http://www.belloc-urt.org/

Notre Dame de Belloc

Vallée de la Nive

Vendredi 5 mars

«  Nous repartons vers 9 heures et descendons vers les pays habités. Mon cœur est gonflé d'allégresse, j'ai tout ou presque oublié du passé, je ne vois plus que l'avenir ! Après 6 heures de marche, nous arrivons à Ariscun et trouvons un hébergement, grâce aux Basques de notre groupe, qui se sentent chez eux et sont accueillis comme tels.

Demain, nous avons l'intention de nous rendre en bus au consulat anglais de Pampelune, pour demander de l'aide et continuer notre trajectoire vers l'Angleterre. »